Guerre en Ukraine : des ONG dénoncent le lobbying de l’agriculture intensive
Alors que la guerre en Ukraine s’intensifie, la bataille continue de
faire rage entre les partisans d’une agriculture productiviste et les
défenseurs d’un modèle agricole plus respectueux de l’environnement.
Jeudi 10 mars 2022, vingt-six organisations environnementales,
citoyennes et paysannes ont envoyé une lettre ouverte
au président de la République Emmanuel Macron et au ministre de
l’Agriculture Julien Denormandie, dans laquelle elles dénoncent « l’instrumentalisation de la guerre en Ukraine par les tenants d’une agriculture productiviste »....
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Publié le 10 mars 2022

Ukraine par les tenants d’une
agriculture productiviste
Monsieur le Président de la
République, Monsieur le Ministre de l’Agriculture,
Vous représentez la France à un
moment particulièrement dramatique pour l’Europe. Face à des
choix décisifs qui engagent son avenir, nous, organisations
environnementales, citoyennes et paysannes voulons vous faire
part de notre inquiétude quant aux orientations qui se
dessinent en matière d’agriculture et d’alimentation, et vous
soumettre notre vision des enjeux et les propositions qui en
découlent.
Avant toute chose, nous
tenons à exprimer toute notre solidarité envers les
Ukrainiens et les Ukrainiennes, plongés dans l’effroi de la guerre,
ainsi que tous les Russes qui s’y opposent au péril de leur
vie. Si les pays européens sont potentiellement affectés par
la perturbation des échanges de matières premières, c’est sans
commune mesure avec ceux qui en sont le plus dépendants,
notamment au Moyen-Orient et en Afrique. C’est la sécurité
alimentaire mondiale qui est ainsi mise en danger.
Face à cette situation, il
n’aura fallu que quelques jours pour que les porte-étendards
de l’agriculture industrielle
s’engouffrent dans la brèche créée par la guerre pour tenter
de réduire la portée de la stratégie “De la ferme à la fourchette”, volet agricole du Green Deal,
portée par la Commission européenne. Cette stratégie répond de
manière responsable aux enjeux de l’agriculture et de
l’alimentation face aux risques climatiques, environnementaux
et sanitaires, en prévoyant notamment une réduction de 20% de
l’usage des engrais et de 50% des pesticides d’ici 2030, ainsi
que l’accroissement des surfaces nécessaires à la
biodiversité. Dès le 28 février, la FNSEA a appelé à l’abandon de cette stratégie, la qualifiant de
“décroissante”, et défendu une “libération de la production”
pour pouvoir nourrir les
peuples qui auront faim, en conséquence de la guerre en
Ukraine. Or il faut casser un mythe : en dehors des contextes
d’urgence humanitaire, la faim n’est pas une question de
production mais de répartition. Un tiers des productions
mondiales
sont gaspillées. Si nous voulons réellement faire face à la question
de l’insécurité alimentaire, ce n’est pas la course à la
production qu’il faut amorcer.
Pourtant, alignés avec la
FNSEA, des représentant·es politiques comme Valérie Pécresse
et vous, Monsieur le Ministre, demandent la mise en
production des 4% de terres en jachères pour répondre à la
demande alimentaire mondiale, ce qui va à l’encontre de la
stratégie “De la ferme à la fourchette” soutenue par nos
organisations. Qualifiées à tort de “non-productives”, les
jachères et les infrastructures agroécologiques (haies,
bosquets, mares, etc.)
sont pourtant essentielles à la fertilité des sols et à la
biodiversité des milieux agricoles, et constituent ainsi une
des rares avancées de la nouvelle PAC. Ces revendications,
portées par les tenants d’une agriculture industrielle,
peuvent sembler pleines de bon sens à première vue, mais elles
sont simplistes et répondent de manière inadaptée aux enjeux
de la situation actuelle et à ceux de long terme. Elles jouent
sur la peur de ruptures d’approvisionnement pour appuyer des
demandes qui, si elles étaient mises en œuvre, conduiraient à
l’opposé de ce qu’elles prétendent défendre.
En Europe, c’est tout notre
modèle productiviste qui est remis en cause par la situation
internationale.
Notre agriculture est en effet dépendante des engrais et
pesticides fabriqués à partir de gaz. Elle dépend également du
pétrole pour ses machines. Gaz et pétrole, deux énergies
fossiles importées en partie de Russie et dont les cours ont
fortement augmenté. Est-il responsable d’appeler à une
croissance de la production quand celle-ci dépend
fondamentalement d’intrants fossiles importés, néfastes pour
la planète comme pour notre souveraineté alimentaire ? Le
contexte n’appelle-t-il pas à réviser fondamentalement le
(dys)fonctionnement de notre agriculture, plutôt que de
chercher à réduire à néant les rares avancées
environnementales inscrites dans les politiques publiques
européennes ?
À l’international, cette
guerre agit comme le révélateur d’une situation d’ores et
déjà extrêmement tendue sur les marchés agricoles et
alimentaires. En
décembre 2020, la FAO alertait déjà sur une augmentation de
30% des prix en un an. L’insécurité alimentaire n’a cessé de
croître partout dans le monde depuis six ans, amenant une
personne sur trois dans le monde à ne pas avoir accès à une
alimentation saine, durable et de qualité. Vous dites,
Monsieur le Ministre, craindre une crise alimentaire mondiale,
mais elle est déjà là et s’annonce encore plus terrible. Après
deux crises des prix agricoles subies depuis le début du
siècle (2008 et 2011), il est temps de s’attaquer aux causes
structurelles de cette situation. Des mesures sont plus que
jamais nécessaires pour assurer une régulation effective des
marchés et une remise à plat des systèmes agricole et
alimentaire mondialisés et industrialisés. Il faut mettre un
terme aux spécialisations qui accentuent la dépendance de
certains pays aux importations subventionnées, les plongeant
dans une incapacité à agir en cas de crises, et soutenir le
développement de filières locales durables.
Quelques chiffres pour
comprendre les enjeux. Les deux tiers des céréales produites en Europe sont
destinés à l’élevage industriel. Pour nourrir ce type
d’élevage, il faut importer l’équivalent d’un cinquième de la
surface agricole utile européenne sous forme de soja et
mobiliser 80% des engrais achetés par les agriculteurs. Ces
importations de soja rendent donc l’Europe importatrice nette
de calories, mal utilisées à nourrir des animaux qui
concurrencent l’alimentation des hommes et des femmes dans le
monde. Dans ce modèle, l’Ukraine fournit la moitié du maïs
importé par l’Europe et jusqu’à 600 000 tonnes de tourteaux de
tournesol ukrainiens pourraient manquer à terme à l’élevage
français.
Ainsi, les élevages
industriels français et européens se retrouvent dans une
double impasse :
les engrais nécessaires à la production des céréales
européennes tout comme les protéines importées pour
l’alimentation animale (soja, tourteaux) vont devenir de plus
en plus rares et chers. Il leur faudra des aides pour tenir
l’inévitable choc économique qui vient. Revoir la place de
l’élevage industriel dans l’agriculture et l’alimentation
européenne est donc le premier levier pour dégager des marges
de manœuvre sur les stocks de céréales, faire baisser la
pression sur les prix et la dépendance aux énergies fossiles.
Arguer qu’il faut augmenter
quoiqu’il en coûte les volumes de production agricole pour
nourrir le monde – en qualifiant d’irresponsables celles et
ceux qui, comme nous, en questionnent la faisabilité et le
bien-fondé – relève d’une vision biaisée car unilatérale de
la souveraineté alimentaire. Si la FNSEA, qui porte ce discours
au plus haut niveau, souhaitait réellement répondre à cet
enjeu de souveraineté alimentaire, alors elle devrait être en
mesure d’accepter la souveraineté alimentaire des autres pays,
dont celle de la Russie –
ce qui ne semble pas être le cas. Elle ne chercherait pas, entre
autres, à soutenir l’exportation de blé, produits laitiers et
de poulets français qui, étant largement subventionnés,
perturbent les économies de pays tiers et freinent le développement de
productions locales.
Face à la crise sanitaire et
à la guerre en Ukraine, des choix de société s’imposent pour
nourrir l’ensemble des peuples de la planète, aujourd’hui
comme demain.
Notre proposition est à l’opposé d’une fuite en avant
technologique et productiviste qui se heurte déjà aux limites
énergétiques et écologiques qu’elle nie – limites rappelées
avec force par le Groupement d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat (GIEC) récemment. En nous inspirant
d’analyses rigoureuses, de scénarios prospectifs tels que
TYFA et de
retours d’expériences de terrain, nous défendons une agroécologie
basée sur trois grands leviers. Le premier a déjà été évoqué :
la réduction de la production animale industrielle, néfaste
pour notre santé et notre environnement et consommatrice de
céréales, d’engrais et de protéines importées (elles-mêmes
source de déforestation). Le deuxième levier est le
développement de systèmes de culture et d’élevage qui
dépendent moins des énergies fossiles et des intrants de
synthèse : développement des légumineuses et valorisation du
fumier comme alternative aux engrais chimiques, recours au
pâturage et aux prairies permanentes pour une plus grande
autonomie fourragère. Le troisième est la transition vers une
alimentation saine, sans risque, accessible à tous, plus
équilibrée, mais aussi moins riche en produits animaux.
Nous appelons également à un
sursaut de la communauté internationale pour prendre des
mesures immédiates et de moyen terme adaptées, sous l’égide du Comité de la
sécurité alimentaire mondiale. Le G7 qui se réunit
exceptionnellement sur le sujet ce vendredi, ou le G20 – ne
représentant que les principaux pays producteurs de céréales
et non ceux dépendants des importations – ne sauraient être
des espaces légitimes et inclusifs face à cette crise
mondiale. La souveraineté alimentaire française ne pourra se
construire aux dépens de celles des autres pays et encore
moins sans eux. La transition agroécologique doit être le
socle de la transformation de l’ensemble des systèmes
agricoles et alimentaires.
La guerre appellera des
mesures structurelles et des accompagnements financiers
importants et il faudra aider les filières touchées. Mais
c’est le moment ou jamais de faire le choix de la durabilité
et de la transition, pour le bien de tous, à commencer par celui des
agriculteurs et des agricultrices. Notre appel est simple :
nous vous demandons de ne pas affaiblir les rares normes
environnementales pour prétendument régler la crise actuelle
dans l’urgence et dans un réflexe d’affolement court-termiste,
sans la moindre vision de ce que pourrait être un modèle
alimentaire européen, souverain et compatible avec les enjeux
environnementaux et internationaux majeurs. Pour contribuer à
la vraie souveraineté alimentaire, énergétique et écologique
de la France, le plan de résilience prévu par le gouvernement
doit être bâti sur une vision de long terme. Sans quoi, il
sera condamné à être un énième plan sans la moindre vision
d’avenir, bâti dans l’urgence pour éponger les pertes des
agriculteurs étouffés par un modèle à bout de souffle qui ne
tient que grâce aux perfusions d’argent public et qui nourrit
mal tant les Français·es que les citoyen·nes partout dans le
monde.
Nous vous prions d’agréer,
Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, l’assurance de
notre respectueuse considération.
Signataires (par ordre
alphabétique) :
Agir pour l’Environnement, Alofa
Tuvalu, Amis de la Terre, Attac France, Cantine sans plastique
France, CCFD-Terre Solidaire, CIWF France, Commerce Equitable
France, Confédération Paysanne, Eau et Rivières de Bretagne,
Fédération Associative pour le Développement de l’Emploi
Agricole et Rural, Fédération Nationale d’Agriculture
Biologique, Foodwatch France, Fondation pour la Nature et
l’Homme, France Nature Environnement, Générations futures,
Greenpeace France, Ingénieurs sans Frontières – AgriSTA,
Justice Pesticides, LPO France, MIRAMAP, Réseau Action Climat,
Réseau Environnement Santé, Syndicat National d’Apiculture,
SOL – Alternatives Agroécologiques et Solidaires, Terre
d’Abeilles, Terre et Humanisme, UNAF